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Memoires a quatre mains
13 janvier 2007

Séjour à Tombouctou – 1933 à 1935

En 1933, donc, la famille Fortier refait malles et cantines pour repartir aux colonies. Cette fois-ci c’est avec le grade de Commandant d’Armes que Marc Fortier est affecté à Tombouctou, au coeur de l’Afrique de l’Ouest.

Après deux années de vie à Rochefort et le début d’une scolarité sans souci à l’école primaire laïque, Yvonne et Jeanine partent donc vers de nouvelles aventures à une époque où les déplacements n’étaient en rien comparables à ceux que nous connaissons de nos jours.

L’embarquement se fait donc sur un paquebot de ligne qui relie Bordeaux à Dakar.

Signe des temps, un officier de l’armée française a droit à tous les honneurs dus à son rang et les cabines qui sont attribuées à la famille sont tout ce qu’il y a de plus confortable pour la période.

Les petites sont gâtées...

Les deux enfants sont, étonnament pour l’époque, toujours très libres et se promenent toute la journée des coursives aux cabines, des ponts aux salons, des cuisines aux salles à manger sans que leurs parents se soucient le moins du monde d’un peu de discipline.

Ce qui ressort clairement des récits d’Yvonne et de Jeanine d’ailleurs, est cette sensation d’extrême liberté et d’indépendance tout au long de leur enfance.

Elles en ont d’ailleurs certainement tiré cette espèce de jovialité et de bonne humeur que seuls les êtres bien construits sont capables de garder toute leur vie, malgré les épreuves qu’il faut affronter au fil du temps.

La traversée dura 15 jours avant le débarquement à Dakar où une voiture militaire attendait la famille pour la conduire à Bamako.

Le transfert sur Tombouctou s’effectua quelques jours après, en pirogue sur le fleuve Niger.

C’était pour Yvonne et Jeanine la grande aventure qui commençait !

La pirogue destinée à tranporter la famille Fortier était fort bien aménagée et des pièces de tissus tendues avaient permis d’organiser le lieu de vie en deux pièces séparées, transformant un peu l’embarcation en une espèce de domicile flottant dans lequel le Commandant, son épouse et les fillettes s’accomodèrent à  vivre avec les boys qu’on avait désignés pour les servir.

Aujourd’hui encore, dans les anciennes colonies on appelle les africains au service des blancs des “boys” sans qu’il y soit vu la moindre connotation désobligeante.

C’est le terme usuel qui est couramment employé et il l’est aussi par des africains ayant à leur service domestique d’autres africains.

Dans le cas présent, les africains au service du Commandant Fortier sur la pirogue étaient appelés des laptos.

Les laptos étaient chargés de faire avancer la pirogue et d’assurer intendance et sécurite pour la famille.

Yvonne se souvient clairement:

-          “ Les laptos étaient au nombre de 12, répartis de chaque côté de la pirogue et ils la faisaient avancer dans la même posture qu’auraient prise des bâteliers de

la Volga.

     Nous nous arrêtions tous les soirs et les laptos nous installaient sur la berge après avoir chassé éventuellement les animaux indésirables. Chaque nuit donc nous avions notre vrai campement de brousse. Les laptos allumaient de grands feux sur lesquels ils faisaient rôtir les  canards que notre père avait chassés.

L’ambiance était un peu magique et pour Jeanine et moi l’imaginaire allait           bon train. Pensez donc... deux fillettes françaises de 7 ans en plein coeur           de l’Afrique en 1933... c’était tout simplement une découverte merveilleuse !

Jeanine souligne:

-         On nous avait appris à suivre les traces de caïman pour repérer les endroits où ils pondaient et nous allions chercher les oeufs, ma soeur et moi.

Avec ces oeufs de caïman on nous préparait de délicieuses omelettes.

Nous étions jeunes et sans crainte. La notion de peur ne nous a jamais   effleurée, ni l’une ni l’autre et c’est probablement du au fait que nous étions deux. Yvonne était un peu plus garçon manqué que moi et je la suivais aisément, sans jamais douter du bien fondé de ses idées !

Yvonne:

-          S’il y a une personne qui a du souffrir de cette période, c’est notre maman. Nous étions trop jeunes pour nous rendre compte de l’ensemble des choses et en plus, dans ces années là, les enfants n’avaient pas accès aux conversations ou à la réflexion des adultes. Cependant, nous savions que maman avait peur de la brousse et que ce changement de vie de France vers l’Afrique ne l’enthousiasmait pas.

          Nous avons découvert quelques années plus tard, hélas, qu’elle était déjà            atteinte de la maladie qui l’emporta. Avec le recul, on peut dire qu’elle a fait preuve d’un courage exemplaire.

-          La durée de la remontée du fleuve Niger fut de 21 jours. Tout au long du parcours nous voyions des femmes africaines laver leur linge dans l’eau du fleuve, de petits enfants prendre des bains et partout, bien sûr, cette nature de brousse à profusion qui était envahissante et quelque peu mystérieuse. Chaque soir, après le feu de bois et les grillades ou les omelettes aux oeufs de caïman on nous installait des chaises longues sur la pirogue, et nous dormions à la belle étoile, protégées par des moustiquaires, tout comme nos parents.

     Les laptos, eux dormaient à terre et assuraient notre sécurité, raconte encore   

     Yvonne.

Jeanine, quant à elle, se souvient que son père devait retrouver un de ses amis à Kabara, village dans lequel s’arrêtera la remontée du Niger en pirogue.

De là, le transfert vers Tombouctou se fait en voiture militaire sur des pistes de sable peu confortables pour les voyageurs, surtout par une chaleur absolument écrasante.

Et voici enfin Tombouctou et son fort militaire dans lequel la famille Fortier s’installe pour une période qui durera deux ans.

-         Nous sommes arrivés dans une grande résidence, raconte Yvonne en tournant les feuilles de l’album de photos. Voici Tombouctou et sa splendeur de l’époque, montre t’elle du doigt. Cette maison était dotée de quatre grandes pièces qui donnaient chacune sur des vérandas, ce qui permettait de faire circuler l’air. N’oublions pas que le climat du Mali est très chaud, puisque dans la journée il n’est pas rare de voir le thermomètre marquer 40º. Heureusement les nuits étaient un peu plus fraîches.

     Nous mêmes, à notre âge, n’étions pas vraiment affectées par la chaleur,

     à part le fait qu’on exigeait de nous le port du casque colonial.

Une fois l’installation terminée, les deux fillettes sont inscrites à l’école communale de Tombouctou, école tenue par un père missionnaire français.

Loin de ce qu’elles avaient connu à Rochefort, Yvonne et Jeanine s’acclimatent très vite à leur nouvelle ambiance, plus que spartiate !

Assis par terre, les élèves disposent en tout et pour tout d’une ardoise et d’un morceau de craie pour recevoir tous les enseignements que leur prodigue leur nouvel instituteur.

Les jumelles sont les deux seuls enfants blancs et blonds de l’école et cette différence est loin de les préoccuper.

Les africains, quant à eux, intègrent parfaitement ces deux petites filles à la ressemblance tellement frappante qu’elles en jouent souvent en se faisant passer l’une pour l’autre.

Comme le souligne Yvonne, les africains qui sont des gens extrêmement gentils ont toujours fait preuve de la plus grande douceur à leur égard, même si quelque part ils devaient s’étonner tout de même de cette gemellité peu courante à l’époque.

Yvonne et Jeanine gardent des souvenirs à la fois très précis et très agréables de l’instruction prodiguée par le père missionnaire.

Jeanine commente ses souvenirs:

-          Avec le temps j’ai réalisé que ce père missionnaire nous avait appris une foule de choses malgré des moyens très limités. Je me souviens d’une carte de France sur laquelle il nous montrait oú se trouvaient les villes et notamment Paris. Dans nos jeunes esprits qui n’avaient pas encore assimilé le fait que les continents étaient différents, l’amalgame se faisait en regardant le ciel étoilé une fois la nuit tombée. Yvonne et moi nous nous allongions sur le sable et nous inventions un monde de découverte de voyage. En regardant les étoiles, l’une d’entre nous s’exclamait “regarde... Paris est là !”

          Le père missionnaire nous enseignait également des chansons enfantines   

          et une d’entre elles ne nous a jamais quittées.

          C’est la chanson  “le coq chante”

          et voici Jeanine et Yvonne d’entonner la contine de leur enfance:

“ Le coq chante, le jour se lève, tout s’éveille dans le village.

Pour que le bon couscous soit prêt... femme debout aies du courage

Pilon pom pom, pilon pom pom, pilon pom pom....”

Jeanine continue:

-          “Il nous a très bien appris à lire, à écrire et à compter et c’est un personnage dont nous avons gardé un souvenir intact tout au long de notre vie. Notre père l’appréciait beaucoup et l’invitait souvent à dîner mais nous n’avions pas le droit de participer aux repas des adultes.

Nous étions d’ailleurs rapidement nourries: on nous préparait un gros gâteau de couscous qu’on nous donnait dans une assiette et que nous mangions toutes les deux, seules sous la véranda principale de la résidence, assises par terre bien évidemment. Personne ne s’occupait vraiment de nous et nous étions bien tranquilles car jamais ennuyées par les soucis liés à la tenue à table ou l’éducation rigide de ce temps-là. La seule chose que nous n’aimions pas manger c’était le foie de gazelle.   

Notre père chassait beaucoup et nous ramenait presque tous les jours du   foie de gazelle et nous l’avons vraiment pris en grippe !

Ne nous servez jamais de foie...

Nous n’en avons plus jamais mangé une fois de retour en Europe.

En plus, pour le conserver il était roulé dans du sel, ce qui lui donnait un goût encore plus fort ...

-          J’en ai encore  l’odeur en souvenir, précise Jeanine.

    C’était quand même une des rares obligations que nous avions car la

     discipline pour les enfants n’était pas le propre de nos parents. Par contre,

    et comme cela se faisait à cette époque, on ne mélangeait pas les enfants à

    la vie des adultes.

-          Ca nous allait fort bien... souligne Yvonne en riant !

     Nous avions une indépendance totale, malgré notre jeune âge et nous

     pouvions aller là où bon nous semblait sans que jamais personne ne

     s’inquiète de ce que nous pouvions faire.

-   Nous non plus, nous ne nous inquiétions pas !... s’exclame Jeanine

-   Un jour, nous avons fait un exploit que, fort heureusement, notre père n’a

     jamais appris, reprend Yvonne.

Nous sommes montées tout en haut du minaret de la grande mosquée de Tombouctou !

La vue y était splendide mais j’aime mieux ne pas penser à ce qui serait arrivé si on nous avait trouvées là-haut.

-          La seule chose que notre père avait vraiment à coeur c’était de nous faire prendre chaque jour notre pastille de quinine pour éviter que nous n’ayons le paludisme, continue Yvonne. Mais comme la quinine est très amère, il avait trouvé une astuce: il faisait fabriquer de petites tablettes de chocolat dans lesquelles était cachée la quinine. Et, même si c’était un peu amer en arrière goût, on les avalait sans la moindre hésitation.

Puis un jour... rupture de stock ! Il n’y a plus de bonbons “choco-quinine”. Notre père nous explique qu’il va falloir que nous fassions un effort car ce médicament est vraiment très important.

Pas facile d’avaler un cachet comme ça... et il nous vient (une fois de plus) une brillante idée: nous allons dans la cuisine pour nous entraîner en avalant tout ronds des... petits pois !

Nous nous sommes bien appliquées toutes les deux à déglutir d’un coup les petits pois et voilà que la quinine pouvait passer... rien ne nous échappait, vraiment !

Yvonne continue:

-          Pour vous dire aussi que nos parents ne nous grondaient jamais, je vais vous raconter une autre anecdocte pour laquelle bien des enfants auraient été sévèremment punis !

Un jour un officier français est arrivé à Tombouctou avec son épouse et sa   

petite fille qui avait à peu près notre âge.

Jeanine et moi nous étions comme d’habitude en petite culotte, pieds nus, à vivre aussi à l’aise que les enfants du cru alors que la petite fille française portait une magnifique robe blanche en organdi, avec force rubans et dentelles.

Nous n’avions jamais vu une chose pareille ! et cette robe m’a fait rêver longtemps.

Papa me promit d’ailleurs de m’en acheter une identique à notre retour en Europe, ce qui fut fait pour notre communion privée.

Mais la petite fille ne fut pas en reste avec son élégante robe blanche !

Nous l’avons entraînée dans nos jeux puis brusquement nous l’avons poussée sous la douche et shloufffff... un gros sac d’eau lui est tombé sur la tête.

La gamine, trempée de la tête aux pieds s’est mise à hurler comme une damnée, au grand désespoir de sa mère qui, en voyant l’état de la belle robe en organdi a manqué de peu une attaque !

Nos parents ne nous ont même pas grondées... ils devaient considérer que cela faisait partie des tourments obligatoires que les enfants s’infligent.

Jeanine souligne gaiement que sa soeur était une petite intrépide... et elle juge leur duo de la manière suivante.

-          En fait nous sommes jumelles mais nous disons toujours que nous sommes “garçon et  fille” car Yvonne n’a jamais eu peur de rien. C’est la meneuse... et moi je la suivais bien allégrement, comme si elle avait été un grand frère, sans jamais me poser la question de savoir si elle m’entraînait sur le bon chemin ou pas !

La vie en Afrique pour les coloniaux, en tous cas à cette époque, était organisée en fonction des loisirs dont on pouvait profiter et ils n’étaient pas très variés. Les expatriés, militaires ou civils avaient l’habitude de se recevoir pour les soirées, n’oublions d’ailleurs pas qu’au niveau de l’équateur ce n’est pas comme en France puisque le rythme de vie est réglé par rapport à la lumière solaire et que les journées ont le même nombre d’heures que les nuits, c’est à dire douze. Le soleil se lève à 6 h précises et se couche de manière aussi précise à 18 h 00 et ce tous les jours de l’année calendaire.

Les soirées, bien longues, étaient donc occupées, à bavarder, à dîner et à jouer aux cartes, notamment au bridge, à la lumière des lampes “tempête” puisque bien sûr il n’y avait pas d’électricité à cette époque dans cette partie du monde.

Yvonne explique comment se déroulaient les soirées:

-          Nos parents, s’ils étaient invités, ne nous laissaient jamais seules à la maison, malgré le personnel dont nous disposions. Ils nous emmenaient avec eux, nous installaient chacune dans un fauteuil chez leurs amis et nous donnaient un gros cornichon qui nous servait de sucette.

          Je me souviens parfaitement de ces cornichons et je pensais que c’était la

          chose la plus naturelle au monde que de donner à des fillettes des

          cornichons pour les occuper, souligne Yvonne !

          Les cornichons faisaient partie des aliments que nous recevions de

          France, alors imaginez comment ils avaient du être cueillis pour arriver à

          supporter presque deux mois de voyage !

          Le beurre aussi arrivait de France, en boîte mais évidemment il devenait

          huile en raison de la chaleur ambiante. Nous avons ainsi connu le “beurre

          liquide” jusqu’à notre retour en Europe.

Yvonne continue son récit:

-          Dans la journée notre maman n’avait pas grande occupation non plus. De temps en temps elle allait faire une promenade en chameau très tôt le matin avant les grosses chaleurs. Mais il faut bien reconnaître que nous l’avons peu vue. On nous disait sans cesse qu’elle se reposait, qu’il ne fallait pas la déranger et bien sûr il n’était pas question de passer outre ou de faire du bruit.

          Nous nous étions organisées notre petite vie toutes les deux et il faut bien           admettre que nous étions auto-suffisantes, affectivement parlant, par le simple fait d’être jumelles.

          La gémellité est vraiment  une expérience merveilleuse 

Nos jouets nous occupaient beaucoup également et contrairement à ce que

les petits européens connaissaient à cette époque, les nôtres étaient           vivants. 

En effet, on nous donnait toujours des petits singes avec lesquels nous           passions de longues heures à nous promener ou à les déguiser avec des           vêtements de bébés.

Les lionceaux nous étaient familiers également mais notre père nous avait          fait promettre de le tenir au courant dès qu’ils commençaient à nous lécher car il fallait absolument éviter les morsures. Venait alors le moment de  s’en séparer.

Jeanine se rappelle des départs à l’école:

-          Nous partions le matin de bonne heure à l’école avec notre chien sur le dos duquel était assis notre petit singe. Les deux ardoises étaient attachées sur le dos du chien et tout ce petit monde nous accompagnait pour aller en cours, avec un naturel qui aurait laissé coit bien des européens !

Yvonne se rappelle d’un singe qu’on leur a enlevé car il avait une fâcheuse tendance à faire des bêtises en imitant les hommes.

-          En voyant le boy jeter de l’eau par terre avant de balayer la maison, le petit singe se décida à faire la même chose. Il entra au salon, ouvrit les portes du placard dans lequel étaient rangées les boissons alcoolisées de nos parents et vida sur le sol toutes les bouteilles, bien consciencieusement, l’une après l’autre en imitant le boy. Inutile de dire qu’il a disparu radicalement et que personne ne nous a jamais dit ce qu’il était devenu ! Ce fut pourtant un de nos singes préférés !

Jeanine rapporte:

-  Papa accompagnait les caravanes qui partaient dans les mines de sel de Taoudenni et à son retour il nous ramenait des jouets en sel, comme des petits chameaux sculptés, de petits objets qui nous plaisaient beaucoup. Evidemment, nous n’avions pas de poupées et elles ne nous manquaient pas. Il y avait dans ce pays des choses bien plus amusantes à voir...

- Ah oui, rétorque Yvonne !

Nous allions beaucoup au village, comme nous venons de le dire et un jour nous avons assisté à une circoncision de groupe.

Les petits garçons, dont certains étaient à l’école avec nous, avaient été alignés et l’un aprés l’autre ils passaient devant le marabout. Ils posaient leur petit sexe sur un grand tronc d’arbre installé pour l’occasion et d’un coup sec on leur coupait  “la peau du zizi” à la machette. 

Une fois l’opération faite, on leur faisait mettre le sexe dans un bac de sable très chaud, au dessus d’un feu de bois, pour sans doute permettre une meilleure cicatrisation.

C’étaient les méthodes de l’époque et une fois la circoncision terminée les petits garçons partaient en courant et en hurlant comme des poules à qui on vient de couper la tête !

Ma soeur et moi nous trouvions cela très rigolo...

Ce l’était sûrement beaucoup moins pour les garçonnets.

Nos parents, quant à eux ne se mélangeaient pas du tout à la population africaine. Ils fréquentaient d’autres militaires français et des expatriés, mais pas les maliens. A l’époque les castes ne se mélangeaient pas.

Le séjour de la famille Fortier à Tombouctou se déroula ainsi dans la tranquillité de la vie africaine.

Après l’école et la sieste obligatoire aux heures les plus chaudes de la journée, les fillettes allaient courir au village pour rendre visite aux  femmes africaines dans leurs cases et elles les regardaient piler le mil ou préparer les aliments pour leurs familles.

Yvonne et Jeanine qui n’ont que de bons souvenirs de cette période de leur vie disent se surprendre quelques fois à effectuer des gestes dont elles ont été impregnées dans la petite enfance.

Yvonne décrit le mouvement circulaire qu’elle fait avec sa main lorsqu’elle prépare des aliments qui ont besoin d’être mélangés...

Elle le fait comme une femme africaine qui viderait un plat, tournerait une semoule de couscous ou récupèrerait de la nourriture au fond d’un récipient, avec cette habileté toute particulière qui n’a rien à voir avec le geste effectué avec une cuillère.

Yvonne continue sur les souvenirs:

-          Il y avait aussi une chose qui nous intriguait beaucoup c’était que les pieds de meubles et de table étaient plongés dans des boites de conserves dans lesquelles les boys mettaient du grésil. Evidemment, c’était tout à fait anodin et ça servait à empêcher les termites de se mettre dans le bois du mobilier, mais qu’est ce que ça a pu nous intriguer toutes les deux !

Jeanine se souvient aussi des dîners de bienvenue qui étaient préparés en l’honneur des jeunes officiers français qui arrivaient dans le pays.

-          Nos parents organisaient un dîner et il était de bon ton de faire rôtir un petit singe après lui avoir coupé la queue pour faire croire au jeune militaire qu’il s’agissait d’un enfant !!!

C’était sûrement l’humour colonial de l’époque et, nous qui n’étions pas invitées à la table des adultes, nous pouvions cependant traîner dans les cuisines pour voir ce que les boys y préparaient.

Nous non plus ne savions pas qu’il s’agissait de petits singes et cette coutume ne laissait pas de nous surprendre à chaque nouvel arrivant ! 

Ce sont en tous cas des souvenirs qui nous sont restés, bien clairement et ils ont aussi du rester gravés dans la mémoire des hôtes de nos parents car ce sont les nouveaux arrivants qui étaient chargés de découper le petit singe rôti, comme s’ils allaient le manger ! ce qui n’était pas le cas, heureusement.

-          Et tu te souviens aussi, lorsque les boys préparaient des poulets pour les repas ? Ils allaient les chercher dans le poulailler, car nous avions quelques animaux pour assurer la subsistance de la maison: poules, poulets, chèvres, lapins, gazelles et même un mulet.

Donc, le cuisinier allait chercher le repas du soir dans le poulailler et nous étions toujours derrière à aller fouiner pour voir ce qui se passait... des fois que quelque chose nous aurait échappé, dit Yvonne en riant !

Le garçon revenait donc près des cuisines avec le pauvre volatile et clac...un coup de machette et la bestiole était décapitée !

Il le lâchait pour faire la même chose avec le suivant et le poulet partait en courant, sans tête puis, d’un seul coup, s’effondrait...bien sûr.

Nous étions fascinées par ce spectacle qui nous intriguait et auquel nous ne comprenions rien: un poulet qui cavalait sans tête !

Un grand mystère pour de si petites filles...

La période de vie à Tombouctou de 1933 à  1935 est donc restée intimement marquée dans la mémoire des jumelles Fortier et elles sont surtout imprégnées de cette sensation de liberté absolue qu’elles ont eu la chance de vivre dans cette belle Afrique, encore authentique, à mille lieux des tourments qu’elle a connus quelques décennies plus tard.

Elles avaient aussi l’habitude de voir les africains s’amuser en organisant des combats de scorpions.

Jeanine et Yvonne copiaient tout ce qu’elles voyaient.

Elles creusaient donc le sable pour en faire un lieu de combat, récupéraient des petits scorpions ou d’autres insectes et les mettaient au centre de leur petite piste.

Elles s’allongeaient à plat ventre et regardaient la bataille avec le plus grand intérêt comme elles le voyaient faire aux adultes.

Rien ne les étonnait et surtout rien ne les effrayait !

Ainsi se sont écoulées les deux années de vie à Tombouctou.

D’une occupation à une autre, les petites ne s’ennuyaient jamais et leur vie était plus riche que celle de tous les petits français couverts de jouets...

Mais un jour, hélas, vint le moment du retour vers

la France.

Le voyage se déroula comme à l’aller: voiture, pirogue, paquebot et cette fois escale à Dakar.

Un vrai périple...

-          Nous avions grandi, évidemment depuis le jour de notre arrivée à Tombouctou, raconte Yvonne et certaines choses nous ont marquées. Je vous en raconte une:

notre maman qui était très malade souffrait énormément et la seule chose qui la soulageait un peu était le champagne.

Mon père en faisait donc venir de France régulièrement et sur la pirogue, comme à l’époque il n’y avait pas de glace, on la pendait dans une serviette mouillée.

Un des laptos a malencontreusement fait tomber la bouteille de champagne dans le fleuve et mon père exigea de lui qu’il plonge pour aller la chercher, au mépris absolu de la quantité de crocodiles qu’il y avait dans l’eau.

Ils flottaient à la surface, impassibles comme des billes de bois, dans l’attente de la proie qui se laisserait prendre au piège de leurs mâchoires d’acier.

Le pauvre garçon plongea, ramena la serviette mais ne put pas récupérer la bouteille de champagne car le fleuve était trop profond.

Le garçon a été réprimandé mais heureusement il ne s’est pas fait dévorer par les crocodiles !

Jeanine et moi, ce jour-là, avons pris conscience de l’extrême autorité des blancs sur les africains et surtout de ce respect qu’imposait notre père à ce personnel à son service.

Cette scène m’a marquée, je pourrais même dire qu’elle m’a choquée et je n’ai jamais oublié les détails de ce moment si particulier.

La descente du Niger en pirogue dura à nouveau vingt et un jours durant lesquels la vie à bord s’organisa comme à notre arrivée. Une fois à Bamako, on nous transporta à Dakar en véhicule militaire. Voilà donc que nous découvrions une vraie ville, avec des voitures, de l’époque bien sûr mais avec une vie dont nous avions perdu l’habitude là bas dans notre “brousse” soudanaise.

-          La première chose que fit notre maman, dit Jeanine,  fut de nous obliger à mettre des chaussures !

Evidemment il s’agissait de petites sandalettes en toile avec un bouton sur le côté, de petites choses légères et souples, mais comme ça nous a pesé ! Un véritable carcan...

Yvonne reprend:

-  A Dakar, comme il fallait bien nous occuper, on nous emmena visiter un zoo !

Nous qui venions de passer les deux années antérieures à jouer avec des singes, des lionceaux, des léopards et qui avions vu tout ce qui pouvait se voir en matière d’animaux sauvages en liberté, on nous emmenait voir les mêmes, mais derrière des grilles !

Inutile de vous dire que nous n’étions pas le meilleur public... bien trop au courant de la vie des bêtes sauvages, les petites jumelles  !

Et ce fut même un choc... je me demandais bien pourquoi on les avait mises en prison ces pauvres bêtes au lieu de les laisser courir dans la savane.

Il n’était pas non plus question de demander le pourquoi du comment aux parents, bien sûr et donc ce souvenir nous est resté longtemps comme une espèce de mystère sans réponse.

Jeanine poursuit:

-          Une fois repartis sur le paquebot, nous avons fait escale aux Canaries où nos parents nous ont acheté deux petits chiens à des vendeurs ambulants en barque.

Les petits chiens étaient des “Téneriffe” et on nous offra donc un mâle et une femelle.

Arrivés à Marseille maman décida de les laver dans le lavabo de la chambre d’hôtel. La petite chienne qui devait être fragile mourut presque immédiatement mais le mâle nous a suivi pendant de longues années.

Yvonne reprend:

-         Nous étions donc de retour en France et la première chose que nos parents ont voulu faire était d’aller à l’opéra.  Nous avons donc assisté à la représentation de la célèbre opérette “L’Auberge du Cheval Blanc”  dont le livret a été écrit par Erik Charell, Hans Müller et Robert Gilbert sur une musique de Ralph Benatzky. ...

Il faut tout de même noter que tout au long de notre traversée en pirogue nous avions eu droit à des musiques d’opéra jouées sur le gramophone que notre père avait acheté.

Il s’était doté de toute la collection de 78 tours du ténor de l’époque André Beaugé.

Je peux dire que soixante dix ans plus tard, dès que j’entends un morceau d’opéra et où que je me trouve, je me transporte en un clin d’oeil sur le fleuve Niger, à bord de la pirogue !


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